L’auteur de science-fiction Alain Damasio se met à l’essai et nous emporte dans la fabrique de notre monde connecté : la Silicon Valley. Un plaidoyer pour un rapport critique (et parfois fasciné) à la technologie.
Alain Damasio, auteur de science-fiction (ayant notamment signé La Zone du dehors, La Horde du contrevent, et Les Furtifs) se met à l’essai, et même au reportage, avec un ouvrage inspiré de ses pérégrinations dans la région où notre monde connecté est façonné… : la Silicon Valley, ou La Vallée du Silicium (Seuil, 2024).
« La matérialité du monde est une mélancolie désormais », annonce le bandeau du livre. L’absence de matérialité, le désir de ne plus toucher, de ne plus faire, mais de faire faire et d’abandonner une partie de soi, y compris de son corps et de son libre-arbitre aux machines, est au cœur du propos de l’écrivain. Mais s’il y a mélancolie, elle reste combative et lucide.Damasio commence par l’épicentre symbolique de la Silicon Valley : le siège d’Apple à Cupertino, un anneau, un ring, de mille six cents mètres de diamètre. Un ring qui lui fait à la fois penser à un vaisseau spatial, et à une cathédrale. Cette première visite a d’ailleurs lieu un dimanche.
Intervient alors une constante du livre, à travers la formule suivante : « Un Iphone ne se possède pas, il vous possède ». La note est donnée, nous sommes agis par les outils dessinés dans la Silicon Valley.
En se baladant chez Apple, Alain Damasio sent la violence derrière les décors propres, confortables et modernes, ainsi que la démesure, la folie, sans doute. Celle des chiffres par exemple : soixante-dix milliards de profit par an « grâce à des marges indécentes » (un Iphone vendu mille trois cents euros en coûte en réalité cent cinquante, nous explique-t-il). Deux mille milliards de capitalisation boursière, soit le PIB du Canada.
Un monde connecté mais non lié
À San Francisco, les ultra riches côtoient les plus pauvres et les plus drogués aux opiacés, sans pudeur, remarque Damasio. Comment ne pas se révolter ? demande-t-il. Pourquoi moi-même, ne me révolté-je pas ? Parce que c’est une ville sans empathie, sans lien, répond-il. La question du lien est fondamentale. Mais la tech repousse l’altérité, la neutralise. Les réseaux sociaux nous connectent mais ne nous lient pas. La vallée du silicium nous propose un monde d’ « adulescents timides », « qui ont inventé les réseaux sociaux pour résoudre leurs problèmes à avoir des relations normales avec les autres ». Spéciale dédicace à Mark Zuckerberg.
Alain Damasio nous parle des voitures, et notamment des voitures autonomes, vendues comme du temps libéré, qui servira… à travailler. Transformées en bureaux de transition, elles incarnent notre soumission à la machine et au capital, face à notre paresse heureuse de laisser faire. Le cauchemar climatisé d’Henry Miller, en version 10.0. Tout est lisse, sans aspérité. Et les interactions sont remplacées par des interfaces.
Une illusion du pouvoir ?
Mais attention, ce n’est pas un livre contre contre la Silicon Valley. Damasio reste époustouflé et assez client de certaines rencontres, qui lui tournent la tête, ou plutôt « le corps » écrit-il. Comme ce consultant français ultra connecté : lunettes connectées, bague connectée, mesure de qualité du sommeil, mesure de son poids. Un praticien ultra du « quantified self » : les gens qui chiffrent leur corps.
Damasio explique avoir parfois l’impression que les personnes qu’il rencontre viennent du futur pour lui parler. L’écrivain nous engage à douter. Il critique le monde connecté parce qu’il « dilue notre être, en donnant l’illusion de faire plus de choses, qu’on fait pourtant moins bien. »
Le piège de la technologie est de nous donner l’illusion d’être augmentés, d’avoir du pouvoir, alors qu’au final, c’est nous qui entrons dans une matrice contraignante décidée dans la Silicon Valley… Nous gagnons un faux pouvoir, nous perdons notre puissance. Et quand la machine est mal comprise, mal maîtrisée, elle nous empêche de nous mêler à l’autre, et nous confisque notre liberté.
Article de Thomas Baumgartner pour France Culture
- Date de parution
-
12/04/2024
- Editeur
- Collection
- Nombre de pages
-
336
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